- EUSTACHE (J.)
- EUSTACHE (J.)EUSTACHE JEAN (1938-1981)En 1963, Les Mauvaises Fréquentations apparut comme un film de la Nouvelle Vague. À la manière de Truffaut dans Les Quatre Cents Coups , de Chabrol dans Les Bonnes Femmes , de Godard dans Bande à part , Eustache suivait deux garçons «paumés», un dimanche à Montmartre. Le père Noël a les yeux bleus , tourné en 1966 à Narbonne, confirmait cette filiation. On y retrouvait Jean-Pierre Léaud. Déguisé en père Noël pour la publicité d’un magasin, il gagnait son argent de poche sans pouvoir réaliser son intégration sociale.Un reportage sur l’élection de La Rosière de Pessac (réalisé par la télévision en 1968), et l’accueil houleux de La Maman et la putain au festival de Cannes 1972, loin de dissiper le malentendu, ont fait de Jean Eustache un cinéaste maudit, qui s’est suicidé en 1981 Il est sans nul doute l’un de nos grands auteurs de films, et La Maman et la Putain reste le film phare d’une génération, celle de l’«après-68».Jean Eustache s’intéresse très précisément à ce que le cinéma s’abstient de montrer. Personnages «peu reluisants», mal situés dans la société (ni ouvriers, ni bourgeois, voire franchement marginaux, comme deux au moins des personnages de La Maman et la Putain ), conduites maladroites vouées à l’échec (les «dragueurs» des Mauvaises Fréquentations ) ou jugées scandaleuses (le narrateur d’Une sale histoire , 1977). La caméra s’attache à ce qui n’est pas brillant, ce qui offusque le regard et «doit» rester dans l’ombre (les délibérations des notables qui élisent la rosière de Pessac, le sacrifice du cochon — Le Cochon , 1970 —, les exploits troubles de l’adolescence — Mes Petites Amoureuses 1974). Tout ici a un goût de malaise et de honte (Bataille est une des références de prédilection d’Eustache).On pardonnerait, on applaudirait même, si ce malaise aboutissait à la révolte, à l’indignation. Eustache, au contraire, filme les situations les plus gênantes avec une neutralité exemplaire. On le croit ironique lorsqu’il suit la rosière de Pessac. Un regard plus attentif montre qu’il n’en est rien. On aurait voulu qu’il dénonçât une institution ridicule. Il s’émerveille devant ces visages de femmes, d’enfants, de vieillards pris dans le rituel de la fête.Eustache est un cinéaste de la continuité (ce qui l’oppose radicalement à Godard, cinéaste de la rupture, accident, violence, révolution). Il s’efforce de tout dire, de tout montrer. Pas d’ellipses, pas de raccourcis, une attention soutenue. Le temps coule. Il faut se donner le temps qui est vérité, comme lors du monologue qui conclut La Maman et la Putain . D’où ces films trop courts ou trop longs, jamais soumis aux normes du cinéma commercial. Chaque sujet impose sa propre durée (cinquante minutes, deux heures, trois heures, etc.).Le cinéma d’Eustache donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. Ou plutôt il montre ceux qui n’ont pas la parole et qui s’efforcent de l’emprunter . Notre gêne vient justement de ces emprunts que la caméra met en évidence. Tous les films d’Eustache relatent un vol, une appropriation plus ou moins honteuse: les garçons des Mauvaises Fréquentations volent le sac à main d’une jeune femme qu’ils n’ont pas pu séduire. Jean-Pierre Léaud emprunte l’habit du père Noël pour toucher les filles incognito. Une jeune fille pauvre de Pessac devient reine d’un jour. Déguisée, «empruntée», au milieu des discours officiels. Enfin, Eustache emprunte «une sale histoire» à celui qui l’a vécue. Il met en scène le récit et le redouble de l’enregistrement direct.La création se révèle ici une effraction. À la prise de vues correspond une parole à prendre, à s’approprier. Dans la salle obscure, notre silence soudain a un drôle de goût comme si les personnages de l’écran parlaient à notre place. Les films d’Eustache nous laissent interdits.
Encyclopédie Universelle. 2012.